Dans un précédent billet, nous décrivions comment le dépassement des approches probabilistes avait permis l'émergence du concept central des Cindyniques : la maîtrise des propensions. Par ailleurs, un article de Clayton Besaw et Jonathan Powell, analysant le cas du coup d’État manqué à Libreville en 2019, décrit si ce n'est la non fiabilité des approches probabilistes, du moins la nécessité de combiner les approches qualitatives et les approches quantitatives : ce faisant ils confortent l'apport de l'approche cindynique, et l'intérêt de l'analyse des puissances réalisable grâce aux modélisations cindyniques les plus avancées.
Besaw et Powell constatent que leur modélisation des prévisions de coups d'État, s'appuyant sur un jeu de données recensant l'ensemble des coups d’État depuis 50 ans, n'a pas réussi à prévoir le putsch de Libreville de 2019. Selon cette modélisation, seuls deux pays d'Afrique subsaharienne avaient moins de chance que le Gabon de subir un putsch en 2019 : Les Seychelles et la Tanzanie.
Le rapport annuel sur les risques de coups d’État de 2019 d'OEF Research1 mentionne que Jonathan Powell avait remarqué a priori que la modélisation avait sans doute sous-estimé le risque de coup d'État au Gabon. Le rapport précise une limitation de la modélisation: "Our forecasts can approximate the conditions in which coup plotters may risk their lives to use military means to force leadership change, but it cannot ascertain the exact individual psychological dispositions and strategic thinking that drives them to act".
Joshua Lambert2 décrit différentes phases de la recherche sur les prévisions politiques : après l'échec de la prévision de la chute de l'Union Soviétique, le domaine de la prévision politique est regardé avec suspicion, les opinions des experts de ce domaine étant même comparées à celles de chimpanzés jouant aux fléchettes ("dart throwing chimps"). Puis le projet Political Instability Task Force, financé par la CIA, relance l'intérêt pour le domaine, et ouvre la voie à une troisième génération de prévision politique, qui utilise de nouvelles méthodes, comme le machine learning, qui améliorent les capacités de prévisions et renforcent ainsi la confiance accordée aux prévisions.
Pour leur part, les Cindyniques ont connu différentes phases d'évolution: dans un premier temps, le dépassement des approches probabilistes a permis de s'intéresser en détail aux acteurs des situations, à définir la vulnérabilité et la résilience des situations consensuelles, et à développer une méthode de prévention reposant sur la réduction des vulnérabilités et la maîtrise des propensions. Puis l'IFREI s'est intéressé spécifiquement aux situations multipolaires non consensuelles et a développé les Cindyniques du second ordre, en considérant que les acteurs observés pour toute situation sont aussi des observateurs. Cela permet d'étudier les prospectives des acteurs, c'est à dire les situations que chacun d'eux souhaiteraient dans l'idéal, et ce en amont de toute décision de passage à l'acte. Cette approche permet une prévision (et une prévention) précoce là où les autres approches ont échoué à produire des prévisions correctes, comme par exemple dans le cas des printemps arabes ou dans celui de la chute de l'Union Soviétique3. Les Cindyniques du second ordre sont donc une réponse aux limitations mentionnées dans le rapport d'OEF Research puisqu'elles permettent précisément d'analyser les prospectives des acteurs, leurs dispositions, et les stratégies qui mèneront à leurs décisions et comportements.
Le second problème décrit par Besaw et Powell est celui de l'échec du coup d'État de Libreville : ils mentionnent l'analyse de Naunihal Singh, pour qui la réussite d'un coup repose notamment sur la crédibilité du message émis par les putschistes. Naunihal Singh a en particulier analysé les coups d'État ayant eu lieu au Ghana entre 1966 et 1983. Il estime que lors d'un putsch, le plus important dans la décision d'un acteur est de soutenir le côté que tous les autres soutiendront4. D'où l'importance de la crédibilité de la communication des putschistes : "For a successful coup, the content of the broadcast should convey a credible but exaggerated sense of the strength of the challengers relative to the loyalists"5.
Cette analyse rejoint les dernières évolutions de l'analyse cindynique : les Cindyniques du second ordre permettent de décrire la puissance des acteurs comme leur capacité à imposer leur prospective aux autres acteurs. La question de la perception de la puissance est au cœur de la dynamique de la construction de l'action collective en général, et s'applique en particulier à la dynamique des révolutions et des coups d'État. Si vous vous êtes déjà trouvé en situation de devoir catalyser une action collective vous avez remarqué que la plupart des acteurs ne vous suivront que si vous avez déjà réussi à mobiliser suffisamment d'acteurs, et que vous affichez ainsi une puissance initiale crédible. En pratique votre problème est donc, pour reprendre une réflexion gramscienne, de trouver d'abord les acteurs "optimistes par la volonté" qui considèrent avant tout le contenu du projet, et qui y adhéreront, pour pouvoir ensuite être rejoint par les "pessimistes par la raison" qui attachent avant tout de l'importance à ne pas prendre le risque d'adhérer à un projet qui ne leur semblerait pas suffisamment soutenu.
Autrement dit, les acteurs évaluent votre puissance avant d'adhérer ou non à votre projet: cela signifie que les acteurs, comme le cindynicien, observent les situations observées par les autres acteurs. Cela mène aux modélisations cindyniques d'ordre trois, où l'analyste observe une matrice d'ensembles de situations relatives observées par les différents acteurs. Ce passage à l'ordre trois permet d'analyser ce qui se passe en pratique en prenant en compte la capacité d'estimation des puissances des acteurs par les acteurs. Les modélisations cindyniques d'ordre trois permettent ainsi une analyse approfondie de la problématique de la dynamique des coups évoquée par Besaw et Powell, et étudiée par Naunihal Singh. Rester aux modélisations d'ordre deux serait certainement plus simple, mais refuser de prendre en compte les capacités de réflexion stratégique des acteurs quand il s'agit de coups d'État serait une démarche qui se situerait sans doute au-delà de l'audace.
S'agissant du coup du lieutenant Kelly Ondo Obiang, l'échec est le résultat du message qu'il a diffusé : en ne présentant aucun soutien existant crédible, et en appelant la société civile à sortir manifester pour le soutenir, il a démontré l'insuffisance de sa puissance. Cette insuffisance perçue par les acteurs a fait qu'ils n'ont pas rejoint la mobilisation souhaitée.