MGIMO, deepfakes et coups d'État

Quatre ans après la tentative de coup d'État du lieutenant Obiang à Libreville, l'Institut d'État des Relations Internationales de Moscou (MGIMO) a publié un article de Roman Kazorin et Andrey Navolokin consacré à la lutte contre la désinformation et les deepfakes. Pour illustrer l'impact que peuvent avoir les deepfakes, ils citent un des articles que j'avais publié début 2021 sur la tentative de coup du Lieutenant Obiang à Libreville, en considérant que d'après mon article, la vidéo de l'intervention d'Ali Bongo juste avant le coup était un deepfake, et que cela avait contribué au déclenchement de ce coup. Mais, contrairement à ce qu'affirment Kazorin et Navolokin, le fait est que mon article décrit exactement le contraire.

En résumé, après une longue absence médiatique à la suite d'un AVC, Ali Bongo est apparu à la télévision gabonaise le 31 décembre 2018 à l'occasion de sa présentation des vœux pour la nouvelle année. Le 3 janvier 2019, le site GabonReview annonçait que des membres de l'opposition gabonaise considéraient que la vidéo de l'intervention d'Ali Bongo était un deepfake et que le président gabonais était décédé. Le 7 janvier, le Lieutenant Obiang tentait un coup d'État. Par la suite, plusieurs articles ont analysé le lien entre cette vidéo parfois, présentée comme un deepfake, et la tentative de coup, dont une tribune publiée sur Jeune Afrique, affirmant : "Pour justifier leur acte, les militaires impliqués ont notamment affirmé n’avoir pas été convaincus par la vidéo présidentielle du nouvel an".

Mon article précisait donc que premièrement la vidéo n'était pas un deepfake1, et deuxièmement, que le Lieutenant Obiang n'avait pas tenté un coup d'État parce que cette vidéo était un deepfake. La vidéo de l'intervention du Lieutenant Obiang, que Kazorin et Navolokin n'ont peut-être pas visionnée, montre que les puschistes ne considéraient pas qu'Ali Bongo était décédé, ou que la vidéo de ses vœux était un deepfake, puisque Obiang  affirmait que le Président était malade ou diminué, ce qui est évident sur la vidéo des vœux, et instrumentalisé par des acteurs voulant accaparer le pouvoir2.

Par ailleurs, l'intervention d'Obiang permet de comprendre pourquoi le coup a échoué: en se basant sur les travaux de Naunihal Singh, des modélisations cindyniques d'ordre trois ont ainsi permis de décrire le rôle de la dynamique de perceptions des puissances lors des tentatives de coups d'État. Or Obiang a appelé la population civile à le soutenir, montrant ainsi sa faiblesse aux officiers gabonais: c'est ce qui a fait que si des officiers hésitaient initialement, ils ne pouvaient dès lors que choisir le camp loyaliste.

Ce cas a permis d'illustrer l'intérêt des Cindyniques Relativisées3, alors que les approches macro-quantitatives de prédiction des coups d'État avaient échoué à prévoir le coup du Lieutenant Obiang. Cela étant, la nécessité de compléter ces approches peu fiables par des analyses ad hoc n'a pas semblé intéresser les sphères académiques ou institutionnelles. Peu de temps après, une série de coups d'État que personne ne semble avoir vu venir faisait basculer le sahel : au Mali en août 2020 et mai 2021, au Burkina-Faso en janvier et septembre 2022, au Niger en juillet 2023. En France, il est avancé que l'incapacité de la DGSE à prévoir le coup d'État au Niger (voire ceux du Mali) a mené l'Elysée à remplacer son Directeur, Bernard Emié, par celui de la DGSI, Nicolas Lerner. En ce qui concerne les Cindyniques Relativisées, il peut être intéressant de remarquer que le développement des modélisations d'ordre trois permet de décrire un dispositif de prévention des coups au sein de la CEDEAO.