La médiatisation des notions de guerre hybride et de guerre informationnelle a été très progressive. C’est l’ultraguerre de Qiao et Wang qui a d’abord été découverte, après que leur livre a été traduit par la CIA en 1999 et édité au Panama, sous le titre “ unrestricted warfare ”. Le titre est un peu trompeur : cette doctrine stratégique décrit non pas une guerre ‘sans limites’, mais comment mener la guerre au-delà des limites du domaine militaire en combinant des opérations par exemple informationnelles, cyber, économiques, diplomatiques, ou psychologiques. Cette nouvelle façon de mener la guerre envahit donc des domaines jusque-là strictement civils.
Inversement, les Cindyniques ont pour leur part étendu leur domaine d’application à celui des conflits, lorsque le développement de la Cindynique informationnelle a nécessité de modéliser les notions de conflictualité, divergences et disparités de perception. Ces modèles relativisés (du second ordre), relevant de la Cindynique fondamentale, sont applicables à l’ensemble des domaines cindyniques. Prolongés à l’ordre trois (et quatre pour la L2I1 ), ils constituent les Cindyniques Relativisées. Dès le départ, ces modèles ont été conçus comme une réponse2 actionnable aux concepts de Qiao et Wang, démarche d’autant plus naturelle que la notion de vulnérabilité cindynique peut être perçue comme un hacking conceptuel du concept central de l’Art de la guerre.
Ces étapes de conceptualisation ont été accompagnées d’une veille régulière de la situation sahélienne. Le premier signal faible détecté a été une dépêche de l’agence Chine nouvelle3 en mars 2013, qui décrivait les touaregs du MNLA comme des terroristes en amalgamant le mouvement indépendantiste aux terroristes islamistes, et mentionnait la volonté de certains acteurs d’envoyer les FAMA à Kidal. Mais en 2016, c’est à la Russie que le GPM4 demande de l’aide pour mater la rébellion touarègue. La Russie a compris que cette question pouvait être manipulée : la nébuleuse Prigojine mène alors des opérations informationnelles au Sahel pour évincer les acteurs français. Très longtemps, ces opérations n’ont pas été perçues, notamment par le personnel diplomatique français. Les médias évoquent fréquemment les mercenaires du groupe Wagner, mais peu les fermes de trolls financées par Prigojine : même la ferme installée directement au sein de la présidence à Bangui5 est rarement mentionnée, et la révélation de son existence ne soulève aucune réaction diplomatique. Lors de la découverte de la fabrication du faux charnier de Gossi, initialement, l’armée française ne souhaite pas diffuser les images aériennes prouvant la tentative de manipulation. Finalement, il semble que de bons conseils sont entendus, et Pascal Ianni annonce6 que la décision est prise de les diffuser : l’importance de la guerre hybride russe est désormais prise en compte. En Afrique de l’Ouest, des officiers français reconnaîtront ensuite le retard accumulé dans ce domaine, mais noteront des inerties dans l’adaptation à cette nouvelle menace.
Alors que plus personne ne mentionne l’ultraguerre chinoise, avec l’éviction de Barkhane, la guerre hybride russe reçoit finalement une couverture médiatique. Aujourd’hui, les ingérences russes dans la campagne présidentielle états-unienne de 2024 sont devenues des faits médiatiques banals. Si le Grand art de la guerre (大战法) de Qiao et Wang est conceptuellement remarquable, la guerre hybride russe est rustique et brutale, fabrique la haine raciale7 , et exploite ou instrumentalise des populations informationnellement vulnérables, que ce soit en Afrique pour installer des juntes militaires ou aux États-unis pour exacerber les tensions et favoriser le candidat républicain.
Puis en avril 2024, le Washington Post révélait un document confidentiel8 , annexé à un document officiel datant de mars 2023 et décrivant les concepts de la politique étrangère de la fédération de Russie. Si le document officiel adopte une rhétorique plutôt classique ou politiquement correcte, l’annexe confidentielle décrit en revanche sans détours les objectifs pratiques de la guerre hybride russe : affaiblir les adversaires de la Russie à travers des opérations informationnelles offensives et des actions coordonnées dans les domaines politico-militaires, commerciaux et économiques, informationnels et psychologiques, ou axiologiques. Si Qiao et Wang ne l’auraient pas écrit autrement, cette annexe précise que les concepts qu’elle présente doivent désormais constituer le cadre idéologique des acteurs de la politique étrangère russe : la guerre hybride russe, auparavant une guerre de l’ombre menée par des services ou la nébuleuse Prigojine, est désormais élevée au rang de cadre idéologique institutionnel.