La stratégie désinformationnelle russe est souvent présentée comme basée sur ce qui est appelé doctrine Gerasimov, mais pour certains analystes, la guerre hybride russe s'appuie plus précisément sur la doctrine Primakov qui pose notamment que hard power et soft power (dont les opération de manipulation online) doivent être combinés pour contrer la puissance états-unienne et parvenir à un équilibre global multipolaire.
En 2014 la Russie est sanctionnée pour avoir annexé la Crimée, et décide de développer son influence en Afrique. C'est Eugène Prigogine, à la tête d'une nébuleuse de sociétés surnommée "la compagnie" par ses collaborateurs ("Компании"), incluant en particulier le groupe Wagner et l'Internet Research Agency, qui conduit les opérations devant permettre ce retour en Afrique. Les enquêteurs de Dossier (Досье) ont dévoilé un document stratégique élaboré par les propagandistes de la nébuleuse Prigogine révélant une stratégie hybride basée en particulier sur le développement d'un "chauvinisme racial négroïde" ("негроидного расового шовинизма"). La note stratégique adressée par Prigozhin en 2018 au chef de la direction opérationnelle principale de l'état-major général de la Fédération de Russie présente les objectifs stratégiques prioritaires de la "compagnie", dont en particulier :
"1) Présence de la Russie sur le continent africain ;
2) Interaction avec les autorités des États africains, et intégration de hauts fonctionnaires, y compris les présidents ;"
"4) Éviction progressive des États-Unis et de l'Union européenne de leurs sphères d'influence sur ces pays ;
5) Une attention particulière à la RCA car elle a de grandes chances de devenir le premier pays africain qui prévoit de sortir de l'influence française en 2018-2019 ;
6) Préparation d'une base pour le chauvinisme racial "négroïde" pour contrer les États-Unis, car la question raciale est aussi dangereuse pour les Américains que le facteur islamique l'est pour la Russie ;"1
En février 2016, le groupe des patriotes du Mali (GPM) fait une conférence de presse demandant l'aide de la Russie, argumentant que la MINUSMA ne lutte pas contre le terrorisme et les narcotrafiquants. En septembre 2016 le GPM manifeste devant l'ambassade de Russie, demandant l'aide russe et revendiquant un "Mali uni", et dénonce l'incapacité des forces françaises. Un diplomate russe leur affirme que la Russie répondra favorablement à leur demande.
En janvier 2017 le GPM tient une conférence de presse, au cours de laquelle son Président a rappelé que ce groupe était né d'un constat fait en janvier 2016: La MINUSMA, Barkhane et les accords d'Alger n'ont pas mis fin à la crise et "le Mali court un risque réel de partition". En octobre 2017, revendiquant 8 millions de signataires d'une pétition demandant l'aide de la Russie, le GPM affirme que la France "n'est pas pour la paix au Mali".
Les activités de la nébuleuse Prigogine ciblant l'Afrique sur les réseaux sociaux se développent en 2018, après la fermeture de ses comptes ciblant les États-Unis. Cette fois, la "compagnie" semble tenter de s'appuyer sur des acteurs locaux, ce qui rend la détection de ses opérations plus difficile. En avril 2018 l'ambassadeur de Russie participe à une conférence de presse du GPM, dont le Président accuse la communauté internationale de "freiner l'opérationnalisation de l'armée malienne".
En avril 2019 la porte parole du Ministère des affaires étrangères russe mentionne les demandes du GPM et assure que la Russie formera les forces maliennes : ce soutien est ensuite évoqué lors d'une conférence de presse du GPM à laquelle assiste l'ambassadeur de Russie, qui déclare que son pays est "attaché à l’unité du Mali" et annonce la prochaine signature d'un accord de défense. En juin 2019 le Mali et la Russie signent un accord de coopération militaire. En octobre 2019, à l'appel du GPM, une manifestation rassemblant une centaine de personnes à Bamako réclame "l'intervention de la Russie afin d'aider l'armée malienne à recouvrir l'intégrité du territoire", le départ des forces françaises et onusiennes, et la souveraineté de l'État malien sur Kidal et sa région. En outre, le Président du GPM accuse les "forces occidentales" de soutenir le terrorisme, et la Plateforme des Jeunes Musulmans et Patriotes du Mali dénonce le "statut actuel de Kidal" et demande une "diversification de la coopération militaire avec d’autres pays amis, particulièrement à Kidal". Clément Dembélé justifie alors la demande d'une intervention russe "parce qu’on a besoin de libérer Kidal, le centre du pays et toutes les zones du Mali occupées". En novembre 2019, la page facebook du GPM affirme "La France est un État terroriste !!! Vive la coopération entre le Mali et la Russie". Puis Salif Kéïta publie une vidéo facebook dans laquelle il affirme "c’est la France qui poste des gens pour tuer les Maliens. C’est la France qui paie des gens pour faire ça, pour ensuite faire courir des rumeurs disant qu’il s’agit de djihadistes". Et en décembre 2019, lors d'une interview à Libération, le GPM affirme que "la France est capable de payer des rebelles pour affronter l'armée malienne" et qu'elle "est là pour piller les ressources du pays".
En janvier 2020, lors d'une manifestation d'un millier de personnes réclamant le départ des forces armées étrangères, le GPM mentionne le cas de Kidal, affirmant que "les militaires français ont empêché nos forces d’y entrer lors de sa libération en janvier 2013" et le collectif Yerewolo accuse la France de vouloir s'emparer des ressources minières du Mali. L'agence xinhua réitère son amalgame de 2013 en citant une manifestante qui affirme que la France "couvre des terroristes à Kidal". Le conseil du patronat du Mali dénonce une manipulation des opinions, et affirme que "de l’argent est viré à des leaders d’opinion pour l’organisation de marches et la galvanisation du sentiment antifrançais". En août 2020 IBK est renversé par un coup d'État. Certains analystes remarquent que plusieurs officiers impliqués dans le coup revenaient d'une formation en Russie. Les colonels Malick Diaw and Sadio Camara auraient en particulier commencé à coordonner le coup d'État alors qu'ils étaient en Russie.
Le 27 mai 2021, après le second coup d'État, une manifestation pro-russe et anti-française a lieu à Bamako : une enquête du Daily Beast révèle que la manifestation a été préparée par l'armée, à la base militaire de Kati. Le 29, le GPM organise une manifestation à Kayes en faveur de la coopération avec la Russie "pour la récupération totale de l’intégrité territoriale". Le même jour, le conseiller de l'ambassadeur de Russie assiste à une conférence de presse du GPM. En septembre 2021, à l'initiative de Yerewolo et Urgences panafricanistes, dirigée par Kémi Seba (dont les idées sont décrites comme proches de celles d'Alexandre Dougine, mais qui a mis fin à sa collaboration avec Prigogine à la suite d'une réunion à Saint- Pétersbourg), une manifestation de soutien à la junte malienne réunit des milliers de participants à Bamako. Le GPM y réitère sa demande d'intervention Russe au Mali.
En novembre 2021, une enquête de The Africa Report sur les opérations d'influence russes au Mali mentionne l'activité à Bamako du "Back Office africain", un think tank informel lancé par Prigogine, qui semble être une extension africaine du "Back-Office", la division politique de la nébuleuse Prigogine installée à Saint-Pétersbourg, d'où sont coordonnées les activités extérieures de la "compagnie". Le "Back-office" est composé de quelques dizaines de "techniciens politiques" ("политтехнологов") travaillant à Saint-Pétersbourg, et de groupes opérants dans une vingtaine de pays africains. Le "Back-office" serait dirigé par Petr Bychkov et Yaroslav Ignatowski, le conseiller politique principal de Prigogine.
Le 7 février 2022, face à des diplomates invités à la Primature, dont l'ambassadeur de Russie, le Premier ministre malien a présenté le dernier coup d'État comme un "soulèvement populaire" autorisé par l'article 121 de la constitution, et accusé la France d'avoir partitionné le Mali : "les autorités actuelles ont aussi en mémoire l'interdiction faite en 2013 par les autorités françaises à l'armée malienne d'occuper une partie du territoire national" ... "l’intervention s’est muée en un deuxième temps en une opération de partition de fait du Mali qui a consisté en la sanctuarisation d’une partie de notre territoire, où les terroristes ont eu le temps de se réfugier, de se réorganiser, pour revenir en force à partir de 2014".
A propos de l'effondrement de la Libye : "unanimement reconnu comme l'une des causes principales de l'instabilité et de l'implantation des mouvements séparatistes et terroristes au Mali et dans le Sahel".
Et, à propos des dirigeants français : "ils n'ont jamais dit à leur opinion publique quand ils intervenaient en 2013 qu'ils allaient diviser le Mali pour créer un sanctuaire pour le terrorisme." "Pourquoi arrivée au nord du Mali la France a interdit à l'armée malienne d'occuper tout le territoire?" A propos des français : "ils ne savent pas que c'est leur gouvernement qui a coupé le Mali en deux, créé un sanctuaire où les terroristes ont été se rallier et s'organiser".
En accusant les dirigeants français d'avoir caché aux français en 2013 qu'ils allaient diviser le Mali pour créer un sanctuaire terroristes, le Premier ministre malien rejoint les complotistes et perd toute crédibilité aux yeux de nombreux acteurs internationaux. Pour autant, l'évolution des discours montre un continuum allant du jugement politique sur des faits, aux absurdités complotistes : la France a empêché l'armée malienne de revenir à Kidal, l'intégrité territoriale du Mali est menacée, les forces françaises sont incapables, les occidentaux soutiennent le terrorisme, la France couvre des terroristes à Kidal, la France veut s'emparer des ressources minières du Mali, la France paie des gens pour tuer des Maliens et faire croire que ce sont des djihadistes qui tuent, la France avait pour plan de diviser le Mali pour y créer un sanctuaire terroriste.
La seule part de vérité dans ce continuum est que quand les indépendantistes du MNLA ont repris Kidal aux djihadistes d'Ansar Dine, le MNLA et les populations de Kidal ont demandé qu'une négociation politique ait lieu avant le retour de l'armée malienne, qui avait par ailleurs recommencé à commettre des exactions et des exécutions sommaires. C'est ce fait qui mène aux affirmations selon lesquelles la France a divisé le Mali. A ceci près que l'indépendantisme touareg existe non pas depuis la chute du régime libyen mais depuis les indépendances, et que le Mali n'a jamais réussi à résoudre ce problème.
Les disparités topologiques entre la France et Bamako constituent le facteur central de la crise actuelle. La France distingue touaregs et djihadistes, alors que Bamako amalgame séparatistes touaregs et terroristes. La question suivante est : cet amalgame est-il une simple erreur d'analyse, ou bien est-il volontaire? En faisant cet amalgame, certains dirigeants maliens tentent d'instrumentaliser l'armée française et de l'enrôler dans une guerre contre les indépendantistes touaregs que le Mali n'a jamais réussi à gagner depuis 1960. Or la France n'est pas en guerre contre les touaregs, mais contre le djihadisme.
Face à l'échec de cette tentative d'instrumentalisation, les mêmes acteurs tentent un plan alternatif : remplacer l'armée française par des forces russes, mercenaires ou non, qui, elles, n'hésiteraient pas à mener une guerre contre les touaregs, rebelles, ou civils.
L'analyse met en évidence deux types de disparités topologiques : des disparités fausses ou feintes, dans le but d'instrumentaliser l'opération Barkhane, et des disparités sincères, chez les acteurs qui n'ont pas assez d'informations, ou qui sont vulnérables aux manipulations. La Russie bénéficie du développement de ces disparités, et a dès le début compris qu'il fallait communiquer sur son intention d'aider le Mali à retrouver son intégrité territoriale.
L'objectif des russes et de Bamako serait de créer une guerre supplémentaire, entre touaregs et forces russes, alors que seules des négociations politiques permettraient de résoudre la question touarègue. L'envoi de mercenaires russes -dont la barbarie est connue- à Kidal contre les populations touarègues serait une erreur majeure : les exactions de l'armée malienne à l'encontre des civils ont déjà conduit à des rébellions touarègues, mais des exactions russes provoqueraient sans doute des réactions beaucoup plus importantes, pouvant aller jusqu'à un embrasement sous-régional atteignant le golfe de Guinée.
En fin de compte, l'État français est surtout coupable de n'avoir pas su prendre en compte les disparités de perception, et de n'avoir perçu ni l'évolution des perceptions maliennes, ni l'augmentation continue des divergences et de la puissance des collectifs émergents. Du point de vue cindynique, la prise en compte des disparités et divergences topologiques et systémiques, ainsi que la surveillance de signaux faibles tels que l'évolution de puissance des acteurs étant des étapes de base de l'analyse des situations conflictuelles, cette défaite géopolitique française dans la sous-région s'avère logique.
Pour les populations de la sous-région, la conclusion la plus importante est la nécessité de développer leur résilience et leur capacité d'émancipation face aux manipulations, en particulier online, qui ne sont ni plus ni moins que des procédés d'asservissement. Mais la mise en œuvre de politiques institutionnelles visant un tel objectif nécessiterait un outillage conceptuel pertinent.