Armes autonomes tueuses en Afrique: des médias entre torpeur et dégénérescence

En mars dernier nous avions signalé l'usage de drones tueurs turcs en mode autonome en Libye. L'information avait été initialement remarquée le 17 mars par Laurent Lagneau dans le rapport de l'ONU sur l'inefficacité de l'embargo sur les armes imposé à la Libye. Ce rapport en date du 8 mars avait été annoncé par l'ONU le 17 mars.

A part Laurent Lagneau en France et lenouveaureporter au Togo,  les journalistes, même spécialisés, ont soit raté l'information, soit estimé qu'elle ne valait pas un article. Et soudainement, depuis le 30 mai, quelques dizaines d'articles consacrés à cette information ont été publiés dans les médias francophones1 ou anglo-saxons2 . Soit deux mois et demi de retard.

Cette vague de publications fait suite à un article de Zachary Kallenborn le 20 mai sur le Bulletin of the Atomic Scientist, puis à un article de David Hambling le 27 mai sur le site de NewScientist. David Hambling avait déjà publié un article en septembre 2019 sur l'usage des drones autonomes tueurs turcs en Syrie. Pour les médias francophones, force est de constater que les deux premiers sites à avoir mentionné l'information sont Sputnik France et Russia Today France. Les médias français ont quant à eux commencé à reprendre l'information à partir du lendemain, au mieux. Et des grands médias comme RFI ou Le Monde n'ont pas encore réagi.

Dans la presse anglo-saxonne, après les articles de Kallenborn et Hambling, le New York Post et Fox News ont repris l'information, suivis notamment par Independent.co.uk, Popular Mechanics et NPR, mais la plupart des grands medias états-uniens n'ont en revanche pas réagi.

L'absence de couverture médiatique d'un événement majeur pendant deux mois et demi a été choquante: la première utilisation d'une arme en mode autonome, c'est à dire un mode où une intelligence artificielle peut décider de tuer sans intervention humaine, est un fait constituant l'amorce d'un changement copernicien dans la façon qu'ont les hommes de s'entretuer.

D'un point de vue cindynique, dans le billet de mars dernier, nous donnions l'exemple d'une disparité de perception entre les experts français du CCAC pour lesquels les systèmes d'armes létaux autonomes n'existent pas, et le rapport des experts de l'ONU qui mentionne l'usage de tels systèmes d'armes létaux autonomes en Libye.

La reprise de l'information avec plus de deux mois de retard par les médias permet d'illustrer deux autres notions cindyniques : les lacunes informationnelles, et les dégénérescences. L'absence de couverture médiatique pendant deux mois et demi provient d'une lacune informationnelle des journalistes, qui n'ont pas su, pu ou voulu trouver l'information. Et cette lacune informationnelle provoque à son tour une lacune informationnelle généralisée puisque le public n'est pas informé: la conséquence est une absence de mobilisation politique, donc une absence de décisions qui permettraient d'empêcher le développement et la prolifération d'une technologie manifestement dystopique.

Autre notion cindynique: la dégénéresccence, c'est à dire l'absence de priorités. L'illustration flagrante en est donnée par les sélections de titres que Google réalise sur ses pages d'actualités: comment justifier qu'une information aussi importante que l'utilisation de drones autonomes tueurs en Afrique ne figure pas sur une page d'accueil de Google news, et qu'en revanche y sont référencés des articles consacrés à des faits divers futiles? Si de nombreuses critiques sont depuis quelques temps émises à l'encontre de médias russes, il faut avoir l'honnêteté de dire que Google a le pouvoir démesuré de décider de quoi les humains doivent être informés, à l'échelle planétaire. Coïncidence ou pas : il y a quelques temps, Eric Schmidt, l'ex-CEO de Google, a remis un rapport en faveur des armes létales autonomes à Joe Biden.

Ces problèmes de couverture médiatique illustrent l'importance de la cindynamique et du rôle des flux informationnels dans la cindynogénèse i.e. dans la fabrication du danger. On peut ainsi penser au rôle des médias dans l'inaction ONUsienne lors du génocide des Tutsis en 1994, ou dans le retard de la réaction de l'OMS lors de l'épidémie d'Ebola de 2014 en Afrique de l'Ouest. Entre autres.

Au-delà du positionnement d''Emmanuel Macron, qui s'était initialement prononcé contre cette technologie, la médiatisation de cette problématique pourrait susciter des initiatives concrètes de l'éxecutif à l'échelle internationale, qui permettraient d'amorcer une mobilisation politique contre le développement des "robots tueurs" qu'António Guterres a déjà dénoncés comme "politiquement inacceptables" et "moralement répugnants".