E.H. Carr considérait trois formes de puissance politique dans la sphère internationale : la puissance militaire, la puissance économique, et une troisième forme, moins souvent citée : le pouvoir sur les opinions publiques1 . A l'heure où les accès internet haut débit commencent à se démocratiser en Afrique, la question du pouvoir sur les opinions publiques ne devrait pas être négligée. L'intérêt du point de vue de Carr est qu'il s'intéresse au pouvoir "sur" les opinions publiques, et non au pouvoir des opinions publiques : pour une nation, il est vital d'identifier les entités -en particulier étrangères- qui tentent d'acquérir du pouvoir sur ses opinions publiques.

Si les médias ont souvent dénoncé les ingérences des trolls russes de la nébuleuse Prigogine, par exemple lors des élections états-uniennes ou en République Centrafricaine, ils restent relativement silencieux quant au pouvoir des Big Tech états-uniennes. Les réseaux sociaux font pourtant l'objet d'une importante couverture médiatique, en particulier depuis la présidence de Donald Trump.

Donald Trump, dont les rapports avec la presse ou la vérité ont souvent été difficiles, a été l'un des premiers dirigeants à utiliser régulièrement les réseaux sociaux. Le déroulement chaotique de l'élection présidentielle de 2020 a mené les démocrates et la presse états-unienne à reprocher aux réseaux sociaux de laisser le président sortant utiliser leurs services pour exprimer des points de vue considérés comme inacceptables. En août 2020, Facebook censurait un post d'un clip de Donald Trump affirmant que les enfants n'étaient pratiquement pas atteint par la Covid-19, et Twitter bloquait son compte de campagne en demandant le retrait du même clip. Début janvier 2021 Facebook, Instagram et Twitter suspendaient le compte de Donald Trump lors des événements du Capitole.

Typiquement, l'Associated Press relaie le commentaire de Jennifer Grygiel: pour cette universitaire spécialiste de la communication et des réseaux sociaux, les événements du Capitole sont une tentative de coup d'État résultant de l'usage des réseaux sociaux par Donald Trump à des fins de propagande et de désinformation, et ces réseaux sociaux devraient donc être tenus pour responsables en raison de leur inaction2 .

Les médias états-uniens ne se sont pas posé la question de savoir si la censure d'un président - ou d'un simple citoyen- ne devait pas plutôt être décidée par un juge. Les médias européens n'ont pas fait mieux. Si les démocrates états-uniens estiment qu'une big tech états-unienne comme Facebook doit censurer un candidat avant toute décision de justice, cela reste un problème domestique. En revanche les médias européens auraient pu se poser la question de la légitimité de l'éventuelle censure d'un politique européen par une entreprise états-unienne.

En France notamment, cette question aurait dû être posée puisque lors de la transposition en droit français de la Directive 2000/31 CE, les parlementaires ont considéré que les intermédiaires techniques d'Internet étaient  juridiquement responsables des contenus postés par les utilisateurs d'Internet, et devaient donc censurer ces contenus avant toute décision de justice. Cette interprétation du droit européen était le résultat du lobbying des industries culturelles qui y voyaient un moyen simple de lutter contre le téléchargement de films ou de musique. Les associations opposées au projet de loi avaient ainsi rappelé que toute censure ne pouvait résulter que d'une décision de justice, mais les quelques parlementaires qui assistaient aux débats n'en ont pas tenu compte.

L'Afrique, où les réseaux sociaux états-uniens sont très largement utilisés, est donc confrontée à trois problèmes : d'un part des sociétés commerciales états-uniennes estiment avoir le droit de censurer les utilisateurs, qui peuvent être de simples citoyens, mais aussi des journalistes, ou encore un président, comme ce fut le cas au Nigéria.

Du point de vue des Cindyniques, qui définissent la puissance d'un acteur par sa capacité à imposer sa prospective, la croissance de la puissance des Big Tech, qui exploitent commercialement les échanges d'idées et d'informations entre des milliards d'individus, génère des risques majeurs qui dépassent largement les réflexions actuelles sur une responsabilité de ces intermédiaires techniques.

Ces sociétés ont en effet le pouvoir de manipuler les opinions publiques, par exemple en période électorale, ce qui pourrait faire basculer des élections. Interrogé à ce sujet lors d'une visioconférence, Kako Nubukpo, l'ancien ministre togolais de la prospective et spécialiste de la problématique du franc CFA, a considéré que cela posait un problème de souveraineté numérique qui, tout comme la souveraineté monétaire, participe aux souverainetés africaines .

D'autre part les Big Tech se substituent aux justices africaines, ce qui prive les citoyens africains de leur droit à un procès équitable, pourtant affirmé par la déclaration universelle des droits de l'homme. Par ailleurs l'acceptation de facto d'une justice privée états-unienne opérant sur les territoires immatériels africains affaiblit le rôle des institutions judiciaires africaines, alors que l'agenda 2030 de l'ONU pour le développement durable a notamment pour objectif le renforcement des institutions et l'accès pour tous à la justice.

Trois risques majeurs sont ainsi mis en évidence : un risque d'ingérence, manipulation et déstabilisation, pouvant mener à des guerres civiles, un risque démocratique découlant de la négation du droit à un procès équitable, et un risque d'affaiblissement des institutions judiciaires africaines.

 

1 CARR, Edward Hallett. The twenty years’ crisis, 1919-1939, Reissued with a new preface from Michael Cox. London, United Kingdom : Palgrave Macmillan, 2016. ISBN 978-1-349-95075-1. 
2 Jennifer Grygiel, a Syracuse University communications professor and an expert on social media, said Wednesday’s events in Washington, D.C. are a direct result of Trump’s use of social media to spread propaganda and disinformation, and that the platforms should bear some responsibility for their inaction. “This is what happens,” said Grygiel. “We didn’t just see a breach at the Capitol. Social media platforms have been breached by the president repeatedly. This is disinformation. This was a coup attempt in the United States.”
Twitter, Facebook muzzle Trump amid Capitol violence. AP 7 janvier 2021