La publication du rapport Duclert répond à une demande politique visant à déconflictualiser les rapports diplomatiques entre la France et le Rwanda. Ce processus de déconflictualisation nécessite une première étape de réduction des disparités de perception entre acteurs. Or de telles disparités ont été mises en évidence: des disparités topologiques, puisque contrairement à plusieurs études anglo-saxonnes, les États-unis et la directive PDD25 ne sont pas pris en compte dans le rapport Duclert. Et des disparités systémiques, puisque contrairement au rapport Quilès, le rapport Duclert ne mentionne pas les demandes françaises de suppression de la carte d'identité ethnique. Ainsi, la réduction de ces disparités nécessiterait en particulier que les médias soient plus critiques et diversifient la couverture des avis exprimés.
Au-delà de ces premiers constats, la couverture médiatique du rapport Duclert permet aussi d'illustrer un des axiomes de base des Cindyniques: le principe du pharmakon, ou d'ago-antagonicité, qui pose que toute action de réduction des risques peut créer de nouveaux risques. Ce qui peut imposer d'élargir l'horizon d'analyse de la situation.
Le fait à analyser: interrogé sur France Inter par Eric Delvaux, Vincent Duclert décrit le FPR comme "un mouvement politique" ayant une "légitimité à exister dans le champ politique rwandais"2 . Alex de Waal3 avait d'ailleurs exprimé une idée comparable en mentionnant une "opposition politique, civile ou armée". Le problème: le concept d'"opposition politique armée" semble assez éloigné de la notion de démocratie. Et confondre ou amalgamer la guerre et la politique est une posture conflictogène ou, plutôt, polémogène.
Quelques faits historiques: les Tutsis du FPR sont issus de la seconde génération des "59ers", c'est à dire les rwandais qui se sont réfugiés en Ouganda lors de l'indépendance4 du Rwanda. Quelques milliers de ces 59ers de seconde génération rejoignent la National Revolutionary Army (NRA), la guérilla de Yoweri Museveni. Ce mouvement armé renverse le Président ougandais, Milton Obote, en 1986. Les Tutsis de la NRA sont alors intégrés dans l'armée Ougandaise, et Paul Kagamé devient commandant en second du renseignement militaire Ougandais. Ils forment ensuite le FPR, avec pour objectif de prendre le pouvoir au Rwanda par les armes, et commencent des opérations militaires contre l'armée rwandaise depuis le territoire ougandais au début d'octobre 1990.
Il semble problématique de faire valoir la légitimité politique d'une organisation qui est en pratique un groupe armé de quelques milliers d'hommes tentant de prendre militairement le pouvoir d'un pays de plusieurs millions d'habitants. Même au sein des réfugiés Tutsis en Ouganda, le FPR ne faisait pas l'unanimité: Bruce Jones5 remarque un désaccord croissant entre les Banyarwandas réfugiés en Ouganda, rassemblés au sein de la Rwandan Alliance for National Unity (RANU) pour obtenir le droit de retourner au Rwanda, et les 59ers de seconde génération. Ces derniers trouvent le RANU trop passif, et créent le FPR en 1987, notamment dans le but d'obtenir le retour des réfugiés au Rwanda par des actions militaires. Et s'agissant du Rwanda, Paul Kagamé reconnaît lui-même6 que le FPR n'aurait pas pu y prendre le pouvoir démocratiquement.
Par ailleurs, une disparité est mise en évidence entre les explications que Vincent Duclert fournit aux médias et celles du rapport de sa commission, puisqu'elle considère pour sa part que le pouvoir mis en place par le FPR à Kigali est alors illégitime: "Au niveau international, le nouveau pouvoir doit acquérir une légitimité. La conquête du pouvoir par le FPR s’est faite par les armes".
Le pharmakon mis en évidence: si le rapport Duclert commandé par le Président Français et les interventions médiatiques de Vincent Duclert sont manifestement guidés par l'intention de réduire la conflictualité des relations franco-rwandaises, le fait de présenter le FPR comme une organisation politique légitime à une époque où son action était une action militaire visant à prendre le pouvoir au Rwanda par la force est un comportement polémogène: désormais, en Afrique, n'importe quel groupe armé cherchant à s'emparer d'un pouvoir par la violence pourra utiliser la position de Vincent Duclert pour revendiquer une légitimité politique. Deux facteurs amplifient ce risque: d'une part les journalistes ne corrigeront sans doute pas cette présentation, notamment parce qu'ils n'auront pas le temps de lire le millier de pages du rapport Duclert et d'y remarquer que le rapport présente au contraire le FPR comme une organisation illégitime s'étant emparé du pouvoir par les armes. Et d'autre part le statut de Vincent Duclert, qui a fait ses déclarations aux médias en tant que Président d'une commission nommée par Emmanuel Macron, ce qui pour nombre d'auditeurs pourrait suffire à assurer a priori la crédibilité de ses interventions.
Ce risque supplémentaire est malvenu dans un contexte africain notamment marqué par la persistance de l'action armée djihadiste dans la bande sahélo-saharienne, l'état de siège dans les provinces de l'Ituri et du Nord Kivu face à l'activité endémique des groupes armés dans l'est de la RDC, et le développement d'un foyer djihadiste au Cabo Delgado. Entre autres.
Vincent Duclert, sur France inter le 27 mars 2021.
https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-du-week-end/l-invite-du-week-end-27-mars-2021
DE WAAL, Alex. Genocide in Rwanda. Anthropology Today. 1994, Vol. 10, no 3, p. 1‑2. DOI 10.2307/2783474
P. Kagamé: "Je ne le pense pas. Je ne ferais aucune supposition étant données les circonstances. Nous n'étions pas connus, et donc surgir ainsi dans le paysage politique et être directement élus ne me semble pas très probable."
SOUDAN, François. L’homme de fer. Conversations avec Paul Kagamé. Paris : Idées du Monde, 10 septembre 2015. ISBN 978-2-36942-044-6