Dans un billet précédent, nous avons présenté les différentes étapes du processus de déconflictualisation permis par la méthode cindynique. Avant de réduire les divergences prospectives entre acteurs, il est nécessaire de réduire les disparités de perception du réel. La méthode cindynique distingue formellement des disparités systémiques, et des disparités topologiques. Ce billet s'intéresse aux disparités topologiques entre le rapport Duclert et les perceptions des autres acteurs.
Un constat initial est la quasi-absence de mention de l'administration Clinton dans le rapport Duclert. Cette omission est remarquée lorsque l'on écoute Edouard Balladur, Premier ministre français à l'époque du génocide des Tutsis, mentionner l'obstruction systématique de Madeleine Albright au Conseil de Sécurité de l'ONU. Or le comportement états-unien au Conseil de Sécurité à cette époque a été largement décrit. Apparaissent ainsi d'importantes disparités topologiques, des différences de prises en compte d'acteurs, et donc différentes histoires et points de vue.
Le travail de la commission Duclert répond à une commande de la présidence française. Et comme Emmanuel Macron voulait clarifier le rôle de la France, il semble normal que le rapport se focalise sur les actions françaises. Cela étant, la lettre de mission du Président mentionnait aussi la nécessité de prendre en compte le rôle des autres acteurs. Ce qui incite à examiner le rôle de l'administration Clinton dans cette affaire.
C'est Médecins Sans Frontières1 qui fait remonter l'incapacité de l'ONU à intervenir au fiasco de l'intervention états-unienne en Somalie. Pour Alain Destexhe, alors Secrétaire général de MSF, la mort des soldats états-uniens avait tellement choqué l'opinion publique que Bill Clinton avait dû revoir sa politique d'intervention. Oxfam2 avait exprimé un avis comparable, incitant à revoir la politique onusienne de maintien de la paix induite par les événements de Somalie.
Pour Colum Lynch, dès 1993, quand la France souhaitait qu'une mission onusienne se substitue aux forces françaises de l'opération Noroît, l'administration Clinton s'y opposait. Et si finalement la MINUAR a effectivement pris le relais de la France dans le cadre des accords d'Arusha, c'est parce que l'administration Clinton a cédé sous la pression française4 , craignant que si elle s'opposait à la MINUAR, alors la France retirerait ses troupes de Somalie.
Dorn et Matloff expliquent les réticences de l'ONU à intervenir au Rwanda par l'influence de l'administration Clinton. Les États-Unis avaient un rôle dominant au Conseil de Sécurité, et les événements de Somalie les avaient incités à revoir de façon très restrictive leur politique d'intervention humanitaire. Ces restrictions avaient été formalisées dans la directive PDD 255 , une directive confidentielle signée par Bill Clinton le 3 mai 1994, dont une version résumée avait été déclassifiée6 début mai 1994.
David Scheffer reconnaît que la directive PDD 25 a profondément impacté la posture états-unienne, et que les critères de cette directive incitaient notamment au retrait de la MINUAR7 . Et selon lui, si les événements d'octobre 1993 en Somalie ont effectivement mené à quelques révisions de la PDD 25, la rédaction de cette directive avait en réalité commencé en février 1993, et était quasiment achevée avant même les événements du "Blackhawk down".
Pour Flavia Gasbarri8 même si les événements de Somalie ont renforcé la réticence états-unienne à intervenir durant le génocide, ils n'étaient pas la motivation première de la directive PDD 25 ni la principale raison de son utilisation dans la cas rwandais. La PDD 25 s'inscrivait plus largement dans une reformulation des relations États-Unis/ONU à partir de la fin de la guerre froide.
Après l'attentat contre l'avion de Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994, les États-Unis ont soutenu le retrait des forces belges et exercé de fortes pressions en vue du retrait complet9 de la MINUAR du Rwanda. Pour David Scheffer, les États-Unis considéraient que la MINUAR ne remplissait pas leurs nouveaux critères10 d'intervention. Washington avait donné des instructions à Madeleine Albright pour obtenir le retrait de la MINUAR. Mais des pays non-alignés et africains s'opposaient à ce retrait. Finalement, le Conseil de Sécurité a adopté le 21 avril une résolution maintenant la MINUAR, mais réduisant ses effectifs à 270 hommes. Cet effectif était insuffisant pour qu'elle dissuade les génocidaires11 , et le mandat ne prévoyait pas qu'elle le puisse.
Pour Flavia Gasbarri l'opposition états-unienne à une intervention au Rwanda s'est renforcée12 début mai, quand Boutros Boutros-Ghali a demandé un renforcement de 5500 hommes pour la MINUAR. Les États-Unis considéraient notamment qu'une telle intervention serait trop dangereuse pour les militaires impliqués si un cessez-le-feu n'était pas obtenu au préalable. L'opposition états-unienne a significativement retardé la résolution de l'ONU autorisant la MINUAR II, qui sera finalement adoptée le 17 mai.
Nicholas Wheeler13 note que Madeleine Abright avait justifié la volonté états-unienne de retarder le renforcement de la MINUAR par le fait que cela aurait été une folie de s'aventurer trop rapidement au Rwanda. Le 19 mai, alors que la presse annonçait déjà des dizaines de milliers de morts, Douglas Jehl14 mentionnait dans le International Herald Tribune que Madeleine Albright avait déclaré que la demande états-unienne de préparer des plans plus détaillés avant d'intervenir au Rwanda représentait le premier test de la directive PDD 25 imposant plus de prudence dans les opérations de maintien de la paix. Arthur Klinghoffer15 mentionne les déclarations de Bill Clinton, qui affirmait le 25 mai que les États-Unis n'avaient pas d'intérêts vitaux au Rwanda et ne devraient pas y intervenir16 . Bill Clinton avait aussi affirmé que les militaires états-uniens ne devraient pas être déployés à chaque fois que les valeurs américaines étaient offensées par la misère humaine17 .
Quoi qu'il en soit, Flavia Gasbarri rappelle que la résolution 918 adoptée le 17 Mai en vue de créer une MINUAR comportait, à la demande des États-Unis, un paragraphe supplémentaire imposant qu'un rapport sur les conditions de la mission soit rédigé18 avant qu'elle puisse être déployée. Et le rapport ayant été soumis par Boutros Boutros-Ghali le 31 mai, ce n'est que le 8 juin qu'une résolution autorisant les phases de déploiement de la MINUAR II a été adoptée. Ensuite, les États membres avaient eu du mal à fournir des effectifs à la mission. Au 25 juillet, seuls 550 hommes sur les 5500 nécessaires avaient été envoyés.
Face à tous ces retards, Boutros Boutros-Ghali avait réaffirmé la nécessité d'arrêter le génocide, et demandé au Conseil de Sécurité de valider l'Opération Turquoise proposée par la France. Cette opération a été autorisée le 22 juin, et le déploiement a eu lieu le jour même.
En résumé, la littérature anglo-saxonne apporte de nombreuses informations importantes sur l'impact de la politique menée par les États-Unis, ce qui complète utilement le rapport Duclert, qui n'aborde quasiment pas cette question. Or vis-à-vis de la France, il est possible de retenir quelques faits majeurs : A la suite de la guerre froide les États-Unis, dominant alors un monde devenu unipolaire, ont redéfini leur politique d'intervention, qu'ils ont notamment formalisée dans la directive PDD 25. Ils ont de ce fait entravé le Conseil de Sécurité de façon persistante (y compris en ne payant pas la totalité de leur part de financement). Ils ont tenté d'empêcher la création de la MINUAR, qui devait succéder à l'Opération Noroît et permettre à la France de se retirer du Rwanda. Ils ont ensuite tenté d'empêcher, puis ont ralenti la mise en oeuvre de la MINUAR II qui devait permettre d'arrêter le génocide, ce qui a mené le Conseil de Sécurité à autoriser l'Opération Turquoise en attendant que la MINUAR II soit enfin opérationnelle.
Du point de vue de la prévention, il apparaît nécessaire d'évaluer l'impact de la médiatisation du rapport Duclert et ses possibles conséquences géopolitiques en Afrique. Ce qui nécessite un complément d'étude permettant d'évaluer les disparités systémiques entre le rapport Duclert et les points de vue des autres acteurs.