Après avoir remarqué le déficit de prise en compte de la politique d'intervention post-guerre froide des États-Unis dans le rapport Duclert, ce qui constitue une disparité topologique avec certaines études anglophones, il peut être intéressant d'étudier les disparités systémiques, notamment au regard des conclusions du rapport Duclert.
Une des conclusions marquantes du rapport Duclert est que les autorités françaises auraient adopté une "grille de lecture ethniciste". Une ambigüité apparaît immédiatement: si le chapitre 7, consacré aux diagnostics et jugements de la commission, utilise 40 fois le terme "ethniciste", le rapport ne précise pas le sens que la commission accorde à ce mot.
Au-delà de la part exogène du processus de construction des identités hutue et tutsie, et de la question de l'adéquation du terme "ethnique" pour qualifier les groupes qui s'auto-identifient comme hutu ou tutsi, cela signifie-t-il que pour la commission les autorités françaises auraient été favorables à une ségrégation "ethnique" ou, du moins, entre Hutus et Tutsis?
Quoi qu'il en soit, au-delà de cette ambigüité sémantique, des disparités systémiques concernant la question ethnique sont mises en évidence entre le rapport Duclert et le rapport d'information de Paul Quilès. L'existence de cartes d'identité mentionnant l'ethnie ayant joué un rôle crucial dans le génocide puisqu'elles permettaient la discrimination, il est particulièrement important d'observer comment ces deux rapports présentent les actions des autorités françaises à ce sujet.
Le rapport Duclert mentionne une seule fois cette question, en mentionnant seulement que le Président Habyarimana aurait eu pour projet de supprimer la mention ethnique des cartes d'identité.
Pour sa part le rapport Quilès apporte plus d'informations: Jean-Cristophe Mitterrand, alors conseiller Afrique à l'Élysée, et Jacques Pelletier, Ministre de la Coopération de mai 1988 à mai 1991, ont témoigné que la France avait demandé la suppression de la mention ethnique des cartes d'identité. Jacques Pelletier a précisé avoir abordé la question avec Juvénal Habyarimana en novembre 1990. Il lui avait alors affirmé que la présence de ces mentions éthniques était "ahurissante", ce à quoi le Président rwandais avait répondu qu'elle pouvait être supprimée.
Cette demande des autorités françaises est confirmée par le Quai d'Orsay: Michel Lévêque, qui était Directeur des Affaires africaines et malgaches, a témoigné que lors de la visite de Jacques Pelletier la délégation française avait insisté pour que le pouvoir rwandais supprime la mention ethnique et manifeste ainsi l'abolition des inégalités ethniques, et que la Direction des Affaires africaines et malgaches estimait qu'il fallait absolument supprimer toutes les mentions ethniques.
De même, Marcel Debarge, Ministre de la coopération d'avril 1992 à mars 1993, a affirmé que lors de sa visite au Rwanda en mai 1992, le gouvernement rwandais lui avait indiqué son intention d'établir des cartes d'identité sans mention ethnique, ce à quoi il lui a répondu que c'était une mesure positive à laquelle son ministère était favorable.
Il peut être éclairant de remarquer le contraste entre cette posture politique des autorités françaises, qui au début des années 90 sont opposées à la carte d'identité ethnique au Rwanda, et celle des mêmes autorités qui en 2008 tenteront d'établir en France le système EDVIGE, qui devait notamment permettre le fichage des origines ethniques, des opinions politiques ou religieuses, ou des activités syndicales ou associatives.
Quoi qu'il en soit, aucune des actions des autorités françaises en faveur de la suppression de la mention ethnique des cartes d'identité rwandaises mentionnées dans le rapport Quilès n'est décrite dans le rapport Duclert. Au-delà des disparités entre différents rapports, qu'ils soient produits par des chercheurs, des parlementaires, ou des cabinets d'avocats, un problème important est celui des effets de leurs couvertures médiatiques: en amont même de la réduction des divergences de jugements, il apparaît que la déconflictualisation de la situation actuelle pourrait être favorisée par des lectures médiatiques plus critiques, qui prendraient en compte plus de sources décrivant les faits, de façon à minimiser les omissions de faits importants.
Il n'est pas certain que le modèle économique des medias permette ces mesures correctives, en raison de l'investissement en temps de lecture de milliers de pages de rapports que cela nécessiterait. A défaut, les lacunes et déficits informationnels de certaines sources ou rapports risquent d'être propagés par les medias dominants, amplifiant ainsi leurs effets cindynogènes, et entravant le processus de déconflictualisation.