"Il faut une volonté de fer pour vaincre cette friction. Cette volonté écrase les obstacles, mais en même temps elle détruit la machine."
Clausewitz1

Que des grèves de personnels soignants soient déclenchées durant une pandémie, cela restera longtemps le meilleur exemple de friction minant l'efficience opérationnelle de la prévention. Et le meilleur exemple de l'incapacité d'un exécutif à concevoir, prévoir, et prévenir ce phénomène. Georges-Yves Kervern aurait posé ce diagnostic : lacune épistémique, absence de formation aux Cindyniques.

La plupart du temps, quand des actions doivent être décidées face à une crise ou une catastrophe, il émerge un consensus entre les acteurs concernés. D'un point de vue cindynique la gestion de la crise consiste à mettre en œuvre un opérateur de transformation intentionnel constitué d'actions organisationnelles impactant les acteurs.

Cela étant il arrive que l'efficience de ces actions ne soit pas optimale. La recherche de gains d'efficience opérationnelle est l'une des problématiques qui a mené à l'émergence des Cindyniques du second ordre.

Conceptuellement, ce manque d'efficience est décrit comme résultant d'un phénomène de friction, au sens où Clausewitz l'entendait : la différence entre ce que l'on a prévu de faire en théorie, et ce qui se passe en pratique sur le terrain.

Les Cindyniques du second ordre sont basées sur une avancée qui a de nombreuses conséquences: la relativisation de la notion de situation. Chaque acteur est en effet aussi un observateur de la situation, et a un avis personnel sur ce qu'elle devrait être dans l'idéal, et comment arriver à cet idéal. La notion de situation vulnérable, où la vulnérabilité est une propension, est prolongée par la notion de spectre de situations (d'ensemble de situations relatives) et de champ de propensions: chaque acteur est susceptible de vouloir mettre en œuvre des actions différentes de celles prévues par les autres acteurs. Ces divergences de prospectives sont des facteurs de friction et de conflictualité, qui minent l'efficience opérationnelle de la prévention ou de la gestion de crise.

Guy Planchette rappelle que Georges-Yves Kervern avait  pris en compte les conflictualités entre acteurs, telles que les batailles d'experts, et qu'elles peuvent se modéliser comme des dissonances téléologiques (différences d'objectifs) entre acteurs. L'apport des Cindyniques du second ordre est de considérer que ces différents objectifs ne sont pas des objectifs habituels, mais sont des objectifs de transformation des situations. Dès qu'il est remarqué que les acteurs ont différents objectifs de transformation2 , les situations sont relativisées. C'est ainsi qu'émergent les Cindyniques du second ordre.

Une fois cela posé, la première question à se poser face à une crise est : est-ce que la situation est consensuelle, ou bien est-elle marquée par des divergences prospectives et des disparités de perception? S'il existe des divergences l'acteur en charge a deux possibilités : tenir compte de ces divergences, ou tenter de passer en force. S'il tente de passer en force, du point de vue cindynique il est simplement évident que, dans le meilleur des cas, les actions prises ne seront pas efficientes.

Même Clausewitz le remarque quand il dit que s'il faut une volonté de fer pour vaincre les frictions, cette même volonté de fer détruit la machine. Pour une situation de crise : des acteurs de la situation.

Ainsi la mise en œuvre du passe sanitaire en France  a-t-elle mené à des grèves de personnels hospitaliers: c'est l'une des pires choses qui puisse arriver au cour d'une pandémie, ce qui illustre à merveille la nécessité d'utiliser les Cindyniques du second ordre en cas de crise ou de situation non consensuelle.

Parmi les nombreux problèmes posés par cette situtation, deux peuvent être mentionnés:

Certains acteurs amalgament l'opposition au passe sanitaire et l'opposition aux vaccins, ce qui est incorrect et offusque la problématique des raisons qui ont mené  des acteurs non opposés aux vaccins à s'opposer au passe sanitaire, dont la défiance envers une politique de surveillance et de contrôle pervasive et systématiquement pérennisée depuis le 11 septembre 2001. Comment s'étonner du manque de confiance des acteurs durant une crise quand on a systématiquement construit la défiance depuis les vingt années précédant cette crise?

Un autre problème est posé par le décret prétendant déterminer les cas d'exemption de vaccination. Le travail quotidien des médecins consiste à faire au mieux avec leurs connaissances et leurs moyens, qu'ils savent limités. Que penser alors d'un décret qui prétend connaître tous les cas? Cette politique oublie de considérer le médecin, place la loi au-dessus de son avis, et, partant, augmente la défiance.

En pratique, il serait naïf d'espérer pouvoir réduire toutes les divergences d'une situation non consensuelle: les Cindyniques du second ordre ne prétendent pas y arriver, elles permettent d'adopter une démarche rationnelle visant à minimiser ces divergences, construire ou reconstruire de la confiance, et obtenir des gains d'efficience opérationnelle.

 

 

1 CLAUSEWITZ, Carl von. De la guerre: livre I. Trad. par Jean-Baptiste NEUENS. Paris : Flammarion, 2014. ISBN 978-2-08-130989-0
"Ein mächtiger eiserner Wille überwindet diese Friktion, er zermalmt die Hindernisse, aber freilich die Maschine mit."
CLAUSEWITZ, Carl von. Vom Kriege. Erftstadt : Area, 2004. ISBN 978-3-89996-014-3
2 "deux objectifs pouvant être opposés ou dissonants et un objectif pouvant être un objectif de transformation, alors deux transformations peuvent être opposées : la conséquence logique est que dans ce cas deux acteurs ont donc estimé chacun à leur façon la situation idéale à atteindre. Dès cet instant, la notion de situation est relativisée, puisque subjective, et mène à la notion d’ensemble ou de spectre de situations relatives, constituant la base des modélisations du second ordre"
COHET, Pascal. Cindyniques et Relations Internationales. à paraître. ISBN 978-2-9579086-6-0