Le Président Buhari a été censuré par Twitter après avoir posté un message controversé le 1er juin. En réponse, Twitter a été suspendu au Nigéria. Dans un tweet du 5  juin, Twitter a posté un tweet affirmant que l'accès à un internet libre et ouvert était essentiel. Le tweet ne précise pas qui a la légitimité d'ouvrir ou fermer internet.

Amnesty international a ensuite dénoncé cette suspension, considérant qu'elle viole la liberté d'expression et l'accès à l'information. Si Amnesty a d'une certaine façon évidemment raison, il faut voir le problème d'une façon plus large, et apprendre l'histoire d'internet.

La question de la censure ou de la modération des contenus publiés sur internet n'est pas nouvelle. Au début des années 2000, la France a connu des débats particulièrement vifs entre d'un côté le gouvernement et un certain nombre de lobbies tentant de faire passer une loi (LCEN) imposant aux intermédiaires techniques de censurer les contenus à la place des juges, et de l'autre des internautes opposés à ce que des acteurs privés puissent se substituer aux juges. Ce qui, fondamentalement, constituait une menace pour la liberté d'information et la liberté d'expression. Un chiffre, pour avoir un idée de l'intensité des débats à cette époque en France: c'est des dizaines de millions (n x 10 x 10^6) de mails que les internautes avaient envoyé aux parlementaires français en deux ou trois campagnes de protestation.

Au point que des députés avaient proposés qu'une loi anti-spam interdise les campagnes de mailing aux parlementaires. Avant de se raviser, quand il leur a été indiqué que vouloir interdire à des citoyens d'écrire à leurs députés était une opération politique hautement risquée.

A cette époque là, les intérêts des internautes et des fournisseurs d'accès français convergaient. Et en réalité, les associations d'internautes et l'AFA collaboraient contre le projet de loi. Aussi, quand à un moment crucial des débats l'AFA a menacé le gouvernement de fermer les services communautaires en France, les associations ont immédiatement fait savoir au gouvernement qu'ils supportaient cette initiative.

En résumé, le gouvernement voulait obliger les fournisseurs de services à juger et censurer, et ces derniers s'y opposaient. Aujourd'hui, au Nigeria, c'est l'inverse: Twitter, une compagnie privée états-unienne, pense devoir juger et censurer le président nigérian, et le gouvernement s'y oppose en répliquant par un blocage de Twitter. Si ce blocage provoque une onde de choc, au moins a-t-il le mérite d'inciter à poser clairement le problème de la légitimité des pouvoirs de justice et de censure. Ou les problèmes, parce qu'il faut en distinguer plusieurs.

Un premier risque est celui de l'accès au juge: le droit à un procès impartial fait partie des valeurs de la déclaration universelle des droits de l'homme (article 10), et le remplacement du juge par une entité commerciale ne respecte pas cette valeur. Fondamentalement, c'est une dégénérescence axiologique significative.

Un second risque est que cette censure privée peut nourrir la violence: si les utilisateurs africains ne peuvent plus s'exprimer avec des mots, alors cela pourrait inciter certains à s'exprimer par les armes. Ce risque est majoré dans une période où des acteurs exogènes adoptent des positions qui ont pour conséquence la légitimation des prises de pouvoir par les armes.

Un troisième risque est stratégique: en laissant le pouvoir de juger les opinions exprimées à des corporations étrangères, en l'occurrence états-uniennes, les pays africains laissent en quelque sorte le contrôle de leurs opinions publiques à des acteurs étrangers. Il faut se souvenir qu'Edward Hallett Carr considérait le pouvoir sur les opinions publiques1 comme l'une des principales formes de puissances des États. Il ne s'agit pas d'adopter une posture behavioriste considérant que le contrôle des flux informationnels permet une fabrication directe des opinions, mais il faudrait être naïf pour croire qu'il n'a pas d'influence. En pratique: des entreprises commerciales comme Twitter ou Facebook peuvent auojurd'hui décider qui peut dire quoi dans une campagne électorale en Afrique. Qu'ils puissent le faire lors d'une campagne états-unienne, cela reste un problème intérieur aux États-unis. Qu'ils prétendent pouvoir le faire dans les pays africains, cela devient une ingérence. Et si l'on y songe bien, c'est une posture indubitablement cyber-colonialiste.

1 "Power over opinion is the third form of power." 
CARR, Edward Hallett. The twenty years’ crisis, 1919-1939: an introduction to the study of international relations. London : Macmillan & co. ltd, 1946.